Interfaces cerveau-machine, intelligence artificielle et neurosciences : comment « lire » dans nos pensées ?

« Des scientifiques sur le point de lire dans les pensées d’autrui1 » titre Le Monde du 27 septembre 2011. Il semble désormais possible de reconstituer nos pensées sur un écran d’ordinateur en décodant les signaux cérébraux qui les implémentent, et même d’agir sur notre environnement « par la pensée », via une interface cerveau-machine qui paraît capable de « lire » dans notre esprit. Mais peut-on véritablement parler d’une transcription de propriétés électrochimiques en un « langage de la pensée » interprétable ou lisible par un ordinateur ?

Un ordinateur effectue des suites d’opérations logiques sur des symboles abstraits ; pour qu’il puisse « lire » dans nos pensées, la conception d’interfaces cerveau-machine devrait être l’aboutissement de la modélisation de la cognition en termes de traitements informationnels et computationnels. Pourtant, qu’elles permettent de reconstituer nos représentations mentales ou bien d’agir sur notre environnement, les interfaces cerveau-machine ne mobilisent à proprement parler aucune théorisation de nos processus mentaux. Leur fonctionnement n’est basé que sur des corrélations empiriquement constatées entre des structures d’électroencéphalogrammes spécifiques et des représentations mentales supposées instanciées par ces structures, du fait d’un contexte sensori-moteur particulier, constaté par un observateur extérieur.

Pour reprendre, par exemple, les travaux de l’équipe de Shinji Noshimoto2 évoqués dans Le Monde du 27 septembre 2011, l’activité des cortex visuels des sujets de l’expérience a préalablement été enregistrée lors du visionnage d’extraits de film. C’est sur ces corrélations entre stimuli visuels et activités cérébrales que se basera ensuite l’interface cerveau-machine pour reconstituer les représentations mentales de ces sujets, à partir de leurs structures d’activation cérébrale.

Le projet « OpenViBE », développé par l’Inserm dès 2009 3, fonctionne sur le même principe. L’interface cerveau-machine permet ici de faire apparaître des mots sur un écran d’ordinateur ou de piloter un vaisseau spatial virtuel « par la pensée ». Le pilotage du vaisseau est arbitrairement codé par la représentation mentale d’une action : « remuer les pieds ». Équipé d’un casque électroencéphalographique, l’utilisateur remue d’abord les pieds plusieurs fois, puis il repense à ce mouvement. Penser à ce mouvement correspond à une structure d’activation électrique que l’ordinateur est capable d’isoler au sein de l’activité cérébrale globale et d’interpréter comme une instruction, ici faire avancer le vaisseau. Le pilotage du vaisseau aurait donc pu être codé par tout autre type de représentation mentale.

Les interfaces cerveau-machine sont donc bien loin de « lire » dans nos pensées. Si elles représentent une avancée en ce qui concerne les rapports entre la cognition et son support neurobiologique, ce n’est pas en termes de modélisation de la pensée, mais en termes de localisation toujours plus précise de fonctions mentales plus ou moins bien identifiées. La conception d’interfaces cerveau-machine s’inscrit donc dans le prolongement des travaux de la neuropsychologie du 19ème siècle4, plutôt que dans la continuité des projets de l’intelligence artificielle (IA) développés dans la seconde moitié du 20ème siècle. Ces derniers visaient à formuler une théorie générale de l’intelligence à partir de la mécanisation du raisonnement afférent à différents domaines de compétences et de connaissances, préalablement formulées par un expert du domaine en question.

« […] le pari de l’IA classique était qu’en simulant les processus intelligents, appréhendés à partir de leurs résultats, caractérisés dans les termes de la connaissance commune, on parviendrait à la théorie explicative de ces processus : c’était toute l’idée des ” programmes comme théories “.5»

L’intelligence artificielle (IA) classique entendait ainsi se passer de toute investigation du support neurobiologique ; forte du paradigme fonctionnaliste6, elle ne définissait les état mentaux que par leur rôle ou leur fonction, c’est-à-dire indépendamment de la structure cérébrale qui les supporte. Depuis près d’une trentaine d’années, l’intelligence artificielle classique a perdu le rôle central qu’elle assumait au sein de la recherche en sciences cognitives, notamment parce son approche fonctionnaliste a été très largement contestée. Les investigations neuroscientifiques ont permis de découvrir des relations fonctionnelles entre des compétences cognitives que la connaissance commune, et donc l’IA, caractérisaient comme indépendantes. Dans les années 1990, par exemple, les recherches de Giacomo Rizzolatti7 sur le contrôle de la main chez le macaque, ont permis de constater que dans le cortex prémoteur du singe, certains neurones sont activés à la fois lorsque le singe exécute une action et lorsqu’il observe la même action chez un autre singe ou chez l’homme ; aujourd’hui ces neurones sont couramment appelés « neurones miroirs ». Giacomo Rizzolatti en déduit que la représentation motrice est sans doute à la base de la compréhension des évènements moteurs8. Ainsi que l’explique Daniel Andler dans la « Conclusion » de l’Introduction aux sciences cognitives, les neurosciences sont capables de découvrir des fonctions cognitives « […] non prévues, voire non prévisibles, par l’analyse fonctionnaliste.9 ». De nos jours, les neurosciences assument ainsi, au sein des sciences cognitives, le rôle central précédemment attribué à l’intelligence artificielle.

Les techniques de neuro-imagerie fonctionnelle sont aujourd’hui multiples (imagerie par résonance magnétique, tomographie par émission de positrons, ou encore électroencéphalographie) ; elles permettent d’observer le cerveau en activité et établissent des corrélations toujours plus précises entre structures d’activation cérébrales et fonctions mentales. Mais comment caractériser la relation entre processus neurobiologiques et états mentaux de telle manière qu’elle permette d’expliquer ces constats empiriques de corrélation ? En informatique, on sait implémenter un programme, une fonctionnalité spécifique à partir d’un circuit électronique ; en ce qui concerne les processus mentaux, il semble qu’on ne sache pas expliquer pourquoi l’activation de telle fibre nerveuse dans le cerveau donne lieu à une sensation de douleur plutôt qu’à une sensation de chatouillement, ou à une expérience phénoménale plutôt qu’à un traitement informationnel non conscient.

1 Article basé sur les travaux de Shinji Noshimoto publiés dans la revue Current Biology, Vol. 21, n°19, p. 1641-1646, le 22 septembre 2011, sous le titre suivant : « Reconstructing Visual Experiences from Brain Activity Evoked by Natural Movies ».

2 SHINJI N., op. cit.

3 Site de l’Inserm, « OpenViBE : Le premier logiciel français issu de la recherche nationale… » [en ligne], mis à jour le 14 mai 2009. Disponible sur http://www.inserm.fr/espace-journalistes/openvibe-le-premier-logiciel-francais-issu-de-la-recherche-nationale [consulté le 16 juin 2012].

4 Des modèles de localisation des fonctions cérébrales étaient développés à partir de corrélations entre des déficits cognitifs spécifiques et des explorations cérébrales invasives pratiquées post mortem. Par exemple, l’aphasie d’un certain Monsieur Leborgne, examiné par Paul Broca – médecin et anthropologue français -, sera attribuée post mortem à une lésion de l’hémisphère gauche au niveau du lobe frontal. Paul Broca en déduisit qu’il s’agissait du centre du langage ; une zone corticale appelée « aire de Broca » désigne aujourd’hui la zone de production des mots parlés. BROCA P., « Localisations des fonctions cérébrales. Siège de la faculté du langage articulé. », Bulletin de la Société d’Anthropologie, 1963, t.4, p. 200-208.

5 ANDLER D., « Conclusion », Introduction aux sciences cognitives, sous la dir. de Daniel Andler, 2ème éd. augmentée, Paris : Gallimard, 2004. p. 656.

6 L’approche fonctionnaliste des premières sciences cognitives sera explicitée chapitre 1.2.1, partie I.

7 Giacomo Rizzolati est un neurophysiologiste italien reconnu notamment pour sa découverte des « neurones miroirs ».

8 RIZOLATTI G. et al., « Premotor cortex and the recognition of motor actions », Cognitive Brain Research, mars 1996, vol. 3, n°2, p. 131-141.

9 ANDLER D., op. cit., p. 682